Le Juré (Georges FEYDEAU)
Monologue dit par Coquelin Cadet de la Comédie-Française.
Parlant à la cantonade.
Oui, eh bien, vous entendez, je n’y suis pour personne !...
Il descend, puis remontant vivement et à la cantonade.
...pour personne, sauf pour les reporters de journaux et les parents de criminels !
Au public.
Et dire qu’il y a trois jours, j’étais un simple bijoutier inoffensif, et du jour au lendemain, parce que le sort me désigne, me voilà le maître souverain des destinées humaines... souverain au douzième bien entendu... puisque nous sommes douze ! Mais enfin – tout ça au prorata – je puis à mon gré, suivant que j’ai bien ou mal dîné, suivant que la tête du sujet me plaît ou ne me plaît pas, faire vivre ou mourir tel individu qui tremble devant moi.Voilà ! Quand on accomplit une mission comme la mienne, on s’y concentre ! Juré je suis, juré je reste ! À quinzaine les autres affaires !...
Je suis juré aux assises de la Seine !
C’est beau la Justice !
Mais aussi je sais quelle responsabilité m’incombe et je ne livre rien à ma fantaisie ! Ainsi, tenez, je fais ce qu’aucun juré ne fait. Pour chaque crime que je peux avoir à juger, je convoque tous les parents du criminel ; je prétends une chose, c’est que le meilleur moyen d’être renseigné, c’est d’aller puiser ses renseignements à la source même. Je vous prie de croire que si les autres jurés consultaient comme moi les parents des criminels, ils auraient acquis cette certitude, c’est que la justice ne fait que condamner des innocents ! Eh bien ! c’est ce qu’il ne faut pas !
Mais voilà, en général, les jurés ne sont pas assez imbus de la gravité de leurs fonctions... ils font ça à la légère ! Hier, j’en entendais deux près de moi qui se consultaient : « Eh bien ! qu’en pensez-vous ? me condamnerez-vous ? – Oh ! moi, ça m’est égal, je ferai ce que vous ferez. – Oh ! non, après vous ! – Je n’en ferai rien ! » Ça aurait pu durer longtemps comme ça, quand, à ce moment, ils entendent dans l’auditoire une personne qui disait à une autre : « Ah ! parlez-moi de celui-là, voilà un criminel qui a véritablement mérité la guillotine ! » Ça a tranché la difficulté ! Mes deux jurés ont voté pour la peine de mort... et savez-vous de qui la personne parlait !... de Troppmann !... Ce n’est pas sérieux !
C’est comme ce qui manque aussi la plupart du temps au jury, c’est la logique ! C’est le raisonnement dans le jugement ! Enfin, l’autre jour, mes collègues n’ont-ils pas condamné à une bagatelle de trois ans de réclusion un scélérat qui avait défoncé et mis au pillage la vitrine de trois bijoutiers ? Et vous trouvez que c’est suffisant ! On aurait dû le condamner à mort comme exemple pour les autres ! Enfin, je suis bijoutier, moi ! Ah ! il aurait dévalisé une boulangerie, mon Dieu, je dirais... Mais des vitrines de bijoutiers, ah ! non... ou bien alors, qu’est-ce qui me protège ?
À côté de ça, ils ont condamné à la peine de mort un pauvre habitant de Saint-Denis, qui avait la mauvaise habitude de chouriner dans sa commune toutes les femmes de soixante ans... Un manique, quoi ! Eh bien ! vraiment la peine est exagérée ! Enfin, qu’est-ce que ça me fait à moi qu’il chourine des femmes de soixante ans qui habitent Saint-Denis ? je ne suis pas femme, moi, je n’ai pas soixante ans, je n’habite pas Saint-Denis ! Eh bien, alors ?
Non, voyez-vous, pour bien juger un crime, il faut se poser cette question : De quel ordre est ce crime ? est-il social ou est-il individuel ? Fait-il du tort à la société ou bien n’en fait-il pas ? Un monsieur tue sa femme ou sa belle-mère, il est évident que ça ne fait aucun tort à la société. On peut se dire : « Demain, je rencontre ce monsieur, me fera-t-il du mal ? – Non ! » Eh bien alors, montrons de l’indulgence. Tandis que le dévaliseur de bijouteries, au contraire... Moi, je suis bijoutier, n’est-ce pas, je me dis : « Halte-là, demain il me dévalisera à mon tour ! » Celui-là, je ne le manque pas, par exemple ! et c’est la cause sociale que je défends.
Supposez maintenant qu’au lieu d’un bijoutier, ce même homme détrousse un banquier, un capitaliste ? C’est tout à fait autre chose, parce que là, au contraire, il prend en main l’intérêt social ! Et je le prouve : qu’est-ce qui fait les crises financières ? c’est l’immobilisation de l’argent ! la stagnation des capitaux ! Eh bien ! qu’est-ce que fait cet homme en dépouillant le banquier, le capitaliste ? Il déplace des capitaux qui dorment ! il remet de l’argent en circulation ! Donc, c’est un scélérat utile, et il faut le condamner légèrement, afin qu’il ait l’occasion de recommencer.
Ce sont ces nuances-là qui échappent aux jurés ! C’est comme je les vois la plupart du temps : ils ont un crime à juger, est-ce que vous croyez qu’ils savent d’avance s’ils condamneront ou s’ils acquitteront ? Non ! ils attendent pour se fixer qu’ils aient assisté aux débats ! C’est funeste ! Est-ce qu’à l’audience il y a moyen d’y reconnaître quelque chose ? C’est toujours le dernier qui a parlé qui a raison ! Alors quoi ? on finirait par condamner le président. Tandis qu’avec mon système, rien de ça à craindre. Moi voilà ce que je fais : je me bâtis une bonne opinion sur l’opinion moyenne de tous les journaux, ce qui représente bien par conséquent l’opinion générale... et alors, c’est fait ! J’ai ma décision bien arrêtée : Quand j’arrive aux assises, mon criminel peut me prouver tout ce qu’il veut, je suis inflexible ! C’est comme ça qu’on fait de la justice indépendante ! Sans quoi, qu’est-ce qui arrive ? le premier accusé venu vous démontre par A + B qu’il est innocent, ses arguments sont irréfutables : vous voilà troublé, vous vous laissez aller ; vous oubliez que cet homme est condamné par l’opinion publique, ce qui est le point de vue supérieur auquel on doit toujours se placer et vlan ! vous l’acquittez ! C’est déplorable !
Mais ceci est tellement vrai, tenez, qu’hier, on jugeait un crime sans retentissement. Les journaux n’en avaient pas parlé, impossible d’appliquer mon système ! donc bien m’a fallu me contenter des débats ! J’étais perdu ! « Fallait-il condamner, fallait-il acquitter ?... » Et ce qu’il y a de mieux, c’est que tous les autres jurés étaient un peu comme moi ! Nous nous consultions du regard dans la salle des délibérations : la première moitié était pour la condamnation, l’autre pour l’acquittement ! il fallait se décider !
Alors un des jurés a fait cette proposition : « Puisqu’il y a ballottage, que ceux qui ne sont pas absolument fixés sur leur opinion passent à l’autre bord ! » Eh bien ! après le second vote, ça a été absolument la même chose ! Seulement, cette fois, c’était la première moitié qui était pour l’acquittement et la deuxième pour la condamnation. Alors, ma foi pour trancher la difficulté, on a décidé de s’en remettre au hasard ! Nous avons joué le verdict, à l’écarté... en cinq sec. Si je gagnais, c’était la condamnation ; si je perdais, c’était l’acquittement. Eh bien ! l’accusé peut se vanter d’avoir eu de la chance : si mon adversaire n’avait pas eu le roi à la retourne, le bonhomme était frit : j’avais le point en main.
Mais aussi, maintenant, je suis bien décidé à ne plus être pris sans vert. Demain j’ai à juger un crime passionnel : « un mari outragé a résolu de tuer l’amant de sa femme ; il l’attend sous la porte cochère, et vlan ! quand l’autre arrive, il lui plonge son poignard dans le cœur !... » C’est parfait ! Seulement voilà le malheur : une fois le poignard dans la poitrine de l’individu, le mari se met à contempler sa victime et s’écrie brusquement : « Ah ! mon Dieu, ça n’est pas lui ! » Et en effet le monsieur qui avait le poignard dans la poitrine n’était pas du tout l’amant, mais un brave huissier, locataire de la maison... et qui rentrait pour dîner ! Il y a des gens qui ont la rentrée malheureuse. Ce qui prouve bien néanmoins qu’un mari devrait toujours tourner sept fois sa langue dans sa bouche avant de tuer l’amant de sa femme.
Le pauvre meurtrier s’excuse de son mieux : « Oh ! pardon, monsieur, je vous avais pris pour un autre ! » Ah ! bien oui, l’huissier meurt sans proférer une parole, mais son regard exprime clairement cette phrase : « C’est possible, monsieur, mais vous vous en apercevez un peu tard ! » À moins que cela n’ait voulu signifier : « Ah ! vraiment, ce n’est pas de chance, moi qui avais justement du monde à dîner ! » Vous savez, avec les regards, on peut interpréter de tant de façons différentes !
Eh bien ! voilà l’homme que j’ai à juger demain. Le condamnerai-je, ou non ? À cet effet, ce matin j’ai tenu conseil... avec ma femme, ma belle-mère, le cousin de ma femme, et mon valet de chambre. D’abord, ma belle-mère, qui est acariâtre, a commencé par m’exaspérer : « Vous ! ah ! bien, je vous connais ! Vous êtes tellement niole ! vous n’oserez jamais le condamner ! – Moi ! tellement niole ! Ah ! bien, ne continuez pas, vous savez... sans ça je le condamne à mort, moi !... pour vous faire voir si je suis niole ! » Heureusement ma femme m’a calmé... Seulement, elle, elle trouve que le mari doit être condamné, rien que parce qu’il a voulu tuer l’amant de sa femme... et le cousin de ma femme aussi est de cet avis... Maintenant, c’est peut-être pour faire plaisir à sa cousine... il l’aime beaucoup ! N’importe, il m’a dit : « Je suis pour la condamnation... car si tous les maris devaient tuer l’amant de leur femme, ah ! bien, où serions-nous ?... »
Mon valet de chambre, lui, c’est tout le contraire. « Moi, m’a-t-il dit, j’acquitterais ! Parce qu’un mari qui pour se venger de l’amant de sa femme ne regarde pas à tuer un huissier, je trouve ça très crâne ! »
Eh bien ! c’est mon valet de chambre qui a raison. D’abord, un huissier ! Est-ce que vous croyez que l’on sera vraiment bien malheureux parce qu’il y aura un huissier de moins sur la terre ?
Quant à ce mari, pourquoi est-ce qu’on lui prenait sa femme ? S’il y tenait, lui, à sa moitié ! Ah ! nous serions au temps de Salomon, parbleu ! on lui aurait coupé sa femme en deux ; on en aurait donné une partie à l’amant, une partie au mari et on lui aurait dit : « Voilà, vous tenez à conserver votre moitié, eh bien ! emportez votre moitié ; et laissez-nous tranquilles ! » Le mari n’aurait rien eu à réclamer, mais aujourd’hui ce genre de jugement n’est plus dans les mœurs.
Aussi je déclare que ce mari n’est pas condamnable et, si j’étais l’avocat, je le prouverais au tribunal. « Non, messieurs, leur dirais-je, vous ne pouvez pas condamner cet homme comme criminel, car qu’est-ce que le crime ? Un homicide volontaire. Eh bien ! envisagez la situation. D’un côté cet homme a voulu tuer l’amant de sa femme ! oui !... mais il ne l’a pas tué ! donc il n’y a pas crime. De l’autre côté, cet homme a tué un huissier, oui !... mais il ne voulait pas le tuer. Donc, il n’y a pas crime non plus ! Donc, cet homme n’est pas condamnable. »
Aussi moi, dans mon âme et conscience, celui que je frapperais, c’est celui qui est cause de tout. Celui sans lequel un mari outragé n’aurait pas songé à se faire justice, celui sans lequel il n’y aurait pas un huissier de moins en France !... Si l’on veut venger la mort de l’huissier, celui qu’il faut condamner à mort, c’est l’amant !